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En RDC, le véritable problème, c’est le pouvoir politique : Le cas des Banyamulenge

  • Paul KABUDOGO RUGABA
  • 1 juin
  • 9 min de lecture

Introduction

La République Démocratique du Congo (RDC) est trop souvent réduite, dans l’imaginaire collectif et les récits internationaux, à une mosaïque de malheurs : conflits interminables, tensions ethniques exacerbées, effondrement des institutions, misère endémique, insécurité permanente, système de santé défaillant, et vision brouillée sur la scène internationale. Cette litanie de maux, égrenée comme une fatalité congénitale, semble assigner le pays à une histoire sans rédemption. Pourtant, derrière cette façade d’anarchie chronique, se cache une vérité plus amère, plus dérangeante : la crise congolaise est d’abord une crise du pouvoir — une trahison de la vocation politique.

Car ces violences, ces fractures sociales, ces marginalisations ne relèvent pas d’un déterminisme historique ou d’un clivage culturel immuable. Elles sont souvent le fruit d’une stratégie cynique, pensée et mise en œuvre par une élite politique qui, faute de projet fédérateur, instrumentalise les identités pour asseoir son autorité. En lieu et place du vivre-ensemble, on cultive la peur de l’autre ; au lieu d’un projet national, on érige des murs ethniques.

Le cas des Banyamulenge, communauté tutsi congolaise solidement enracinée dans les Hauts Plateaux du Sud-Kivu, en est l’illustration la plus accablante. Victimes d’un harcèlement institutionnel, d’un déni d’appartenance, et d’une violence orchestrée, ils ne sont pas les produits d’un simple antagonisme local, mais bien les cibles désignées d’une politique de fragmentation identitaire. Leur tragédie révèle comment, en RDC, le pouvoir politique a cessé d’être une force de cohésion pour devenir un outil de division, où l’ethnie est manipulée comme une arme, et l’identité, comme un prétexte à l’exclusion.

Ainsi, comprendre la situation des Banyamulenge, ce n’est pas seulement éclairer le sort d’une minorité oubliée. C’est plonger au cœur du mal congolais : un pouvoir qui, au lieu de panser les plaies de l’histoire, les ravive pour mieux régner.


1. Une guerre inventée : l’instrumentalisation des identités

À rebours des récits dominants, répétés à satiété par une certaine presse, par des ONG peu enclines à nuancer leur grille de lecture et par des institutions internationales souvent prisonnières de leurs prismes, le conflit qui ensanglante les Hauts Plateaux du Sud-Kivu n’est ni une guerre foncière ni une querelle de cohabitation entre cultures prétendument incompatibles. Ce conflit est d’abord et avant tout une construction politique, un artefact, un feu allumé à dessein — non pas pour éclairer, mais pour consumer.

Le politologue Jean Omasombo Tshonda le rappelle avec acuité : dans l’histoire politique du Congo, l’instrumentalisation des identités est une vieille recette. Elle est convoquée à chaque fois que le pouvoir chancelle, que l’unité nationale se fissure ou que l’ambition politicienne cherche des ennemis intérieurs à désigner du doigt. En périodes de réformes administratives, de recompositions territoriales ou de compétitions électorales, les appartenances communautaires sont exacerbées, érigées en lignes de front, non pour résoudre un différend réel, mais pour entretenir un désordre utile. Le chaos, ici, devient une ressource stratégique.

L’année 2019 incarne de manière saisissante cette logique perverse où le pouvoir politique se nourrit de la division pour asseoir sa légitimité. À cette époque, Bulakali Homer, député provincial, n’hésite pas à lancer un appel public à la chasse à l’homme contre les Banyamulenge, une incitation explicite à la violence dirigée contre une communauté déjà fragilisée par des décennies de marginalisation. Dans le même élan, l’ensemble des députés nationaux de la RDC s’érige unanimement contre la création de la commune rurale de Minembwe, invoquant la défense d’une prétendue légalité bafouée.

Mais derrière cette indignation de façade se cache une vérité plus dérangeante. Car loin d’être une anomalie juridique ou une manœuvre illégitime, la commune de Minembwe avait bel et bien été instituée par décret présidentiel, conformément aux lois en vigueur sur la décentralisation. La procédure, bien que longtemps ignorée du grand public, avait respecté les exigences administratives et les mécanismes légaux de la République. Rien ne justifiait donc l’ampleur de la levée de boucliers si ce n’est la volonté délibérée de transformer un acte administratif en enjeu identitaire.

Ce qui aurait dû être un simple progrès dans l’application de la décentralisation est alors devenu le catalyseur d’une croisade politique contre les Banyamulenge. On a habillé d’un vernis juridique une attaque en règle contre une communauté, exploitant les peurs, les préjugés et les frustrations populaires pour attiser une haine ethnique latente. Ainsi, le débat sur Minembwe n’était pas une affaire de légalité ; il était, fondamentalement, une démonstration de la manière dont l’État congolais peut se retourner contre ses propres citoyens lorsque ceux-ci ne cadrent pas avec l’image que le pouvoir veut imposer de l’"authenticité nationale".

En mobilisant les Babembe contre les Banyamulenge sous couvert d’indignation civique, Bulakali ne défendait pas l’État de droit : il en minait les fondements. Il s’inscrivait dans une tradition politique où l’appartenance ethnique devient un levier de pouvoir, une arme électorale, un outil de disqualification morale. Derrière la façade d’un débat institutionnel se cachait une guerre d’usure identitaire, soigneusement entretenue pour délégitimer la présence d’une communauté congolaise entière.

Ce n’est pas une guerre née de la terre. Ce n’est pas une guerre née des coutumes. C’est une guerre née du calcul. Une guerre inventée, où l’on instrumentalise les douleurs du passé pour produire les violences du présent. Une guerre où l’on fabrique des ennemis pour éviter de nommer les vrais problèmes : la faillite de l’État, l’absence de justice, l’érosion de l’intérêt général au profit d’intérêts claniques.

Ce moment de l’histoire congolaise montre avec une clarté implacable que le problème n’est pas administratif, encore moins territorial : il est politique, profondément politique.Tant que ces manipulations ne seront pas exposées pour ce qu’elles sont — des stratégies de domination par la division —, le pays continuera à s’enfoncer dans l’illusion d’un conflit "communautaire", alors qu’il s’agit, en réalité, d’une guerre politique, pensée, planifiée, et cyniquement exécutée.


2. Une haine devenue ordinaire : l’impunité comme politique d’État

Dans la République Démocratique du Congo contemporaine, la haine ethnique ne se murmure plus à voix basse. Elle ne se dissimule ni dans l’ombre ni dans les marges. Elle s’exprime à visage découvert, occupe les ondes des radios locales, s’affiche sur les plateaux de télévision, se grave dans les colonnes des journaux. Elle s’érige en discours d’opinion, en manifeste politique, en parole prophétique, portée par des figures d’autorité : élus du peuple, intellectuels reconnus, hommes d'Église respectés. Ce n’est plus un dérapage : c’est une orchestration. Ce n’est plus une dérive : c’est une doctrine.

L’impunité, loin d’être un simple aveu de faiblesse institutionnelle, devient la clef de voûte d’un système. Elle protège ceux qui, au nom d’un nationalisme dévoyé, jettent l’opprobre sur une communauté entière. Ainsi, Justin Bitakwira, député national, peut proférer des propos ouvertement racistes sur des médias congolais sans que ni la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI), ni le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et de la Communication (CSAC) ne daignent intervenir. Ce silence, aussi tonitruant que lâche, vaut approbation tacite.

D’autres voix, tout aussi influentes, s’élèvent dans le même registre de haine. Honoré Ngbanda, ex-ministre tout-puissant du régime Mobutu, dans ses écrits, dépeint les Tutsi comme des « infiltrés rwandais », une rhétorique qui nie leur citoyenneté et leur humanité. Kwebe Kipele, ancien journaliste présidentiel, s’emploie à effacer toute historicité aux populations rwandophones du pays. Quant à Valentin Mubake, il franchit le seuil de l’abomination en affirmant que « les Tutsi sont un virus à éradiquer », des mots qui résonnent avec une sinistre familiarité : celle de la Radio Mille Collines en 1994, prélude au génocide au Rwanda.

Plus récemment, Martin Fayulu, candidat déclaré à la magistrature suprême, a nié l'existence même des Banyamulenge, peuple autochtone des Hauts Plateaux du Sud-Kivu. Cette négation identitaire, profondément violente, n’a en rien entaché sa candidature. Aucun rappel à l’ordre, aucune sanction. Là encore, l’État choisit de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas agir.

Ces discours transgressent pourtant frontalement les articles 60 et 61 de la Constitution de la République, qui condamnent toute incitation à la haine, toute forme de discrimination fondée sur l’origine, l’ethnie ou la religion. Mais la loi, ici, semble s’appliquer à géométrie variable. Les victimes peuvent crier, pleurer, alerter : l’édifice reste sourd.

Ce que révèle cette banalisation du discours haineux, ce n’est pas seulement une faillite morale ; c’est une stratégie. Une politique. Le silence complice de l’État, son inaction calculée, son refus de sanctionner les fauteurs de haine, sont autant de signes que l’impunité n’est pas un accident : elle est une méthode. Elle est le socle sur lequel s’érige un pouvoir qui, au lieu de protéger ses citoyens, désigne certains d’entre eux comme des ennemis.

Ainsi se construit, jour après jour, une normalisation du mal. Une haine devenue ordinaire. Et dans cette ordinarité, le danger le plus absolu : celui de voir un jour les mots devenir des armes, et le silence, un consentement au pire.

 

3. Une diplomatie creuse : des accords sans âme

La République Démocratique du Congo a multiplié les accords de paix : de Doha à Luanda, en passant par des engagements bilatéraux avec le Rwanda, l’Ouganda ou encore le Burundi. À chaque signature, les chancelleries occidentales saluent la « bonne volonté » de Kinshasa. Pourtant, sur le terrain, les tensions ne cessent de s’exacerber. Pourquoi ? Parce que ces traités, trop souvent dictés par des agendas géopolitiques ou des impératifs de financement, évitent soigneusement de s’attaquer au nœud du problème : la non-reconnaissance pleine et entière des droits des Banyamulenge, citoyens congolais relégués à la marge.

Le chercheur Jason Stearns, du Congo Research Group, souligne avec acuité que la diplomatie congolaise « excelle dans l’art des promesses sans lendemain ». Ces engagements, pris dans des salons climatisés de capitales étrangères, sont déconnectés des réalités des Hauts Plateaux, où les Banyamulenge continuent de subir les violences, les exclusions et les déplacements forcés.

Tabo Mbeki, ancien président de l’Afrique du Sud, partage ce constat. Dans une interview accordée en mai 2025, il dénonce une diplomatie de façade et appelle la communauté internationale à écouter les voix étouffées de l’Est congolais. Ses paroles, pourtant empreintes de sagesse, sont largement ignorées. « Une paix qui ne parle pas aux victimes, dit-il, n’est qu’un répit pour les bourreaux. »

Tant que les accords de paix serviront davantage à rassurer les bailleurs qu’à réparer les injustices historiques, ils ne seront que des signatures sans substance, des pactes sans âme.


4. La terre : un faux débat, une véritable manœuvre

L’argument foncier, régulièrement brandi pour contester la légitimité des Banyamulenge, ne résiste pas à l’analyse juridique ni historique. En vertu de la loi foncière de 1973, encore en vigueur à ce jour, toutes les terres du territoire congolais sont la propriété exclusive de l’État. À ce titre, tout citoyen — indépendamment de son appartenance ethnique ou régionale — possède le droit de résider, de s’établir et d’exploiter la terre librement dans l’ensemble du pays.

Or, les Banyamulenge habitent les Hauts Plateaux de Fizi, Mwenga et Uvira depuis des générations, bien avant que le Congo ne soit formellement constitué comme entité étatique sous l’autorité coloniale en 1885. Les qualifier aujourd’hui d’« envahisseurs » ou d’« étrangers » relève non seulement d’un révisionnisme historique grossier, mais aussi d’une tentative pernicieuse d’exclure, par des prétextes juridiques fallacieux, une communauté enracinée dans la mémoire du territoire.

Les Hauts Plateaux qu’ils occupent furent autrefois un no man’s land, un paradis panoramique isolé, mais impitoyable. Le climat rigoureux, l’altitude extrême, l’absence d’infrastructures et l’isolement absolu rendaient la vie pratiquement impossible. Seule la présence des bovins, et le mode de vie pastoral des Banyamulenge, permit à cet espace rude de devenir habitable. Pendant longtemps, ils y vécurent à l’écart du reste du monde, dans une forme d’autarcie presque totale. Aucun conflit foncier ne les opposa aux communautés voisines — pour la simple raison que personne ne convoitait alors ces terres ingrates.

Ironie de l’histoire : aujourd’hui que les Hauts Plateaux ont acquis une valeur stratégique, économique et géopolitique, ces mêmes terres jadis délaissées deviennent l’objet de toutes les convoitises. Ce revirement soudain révèle une vérité inavouée : le débat foncier n’est qu’un instrument de disqualification politique, un écran de fumée destiné à masquer la volonté d’exclusion.


Conclusion : un problème politique, une solution ignorée

Le mal qui ronge la RDC n’est ni ethnique, ni foncier, ni culturel. Il est politique. Le cas des Banyamulenge n’en est que la manifestation la plus évidente. Et la solution est d’une simplicité désarmante : appliquer la Constitution, reconnaître les droits de tous les citoyens, garantir la dignité des minorités, et mettre fin à la manipulation cynique des identités.

Mais dans un pays où le pouvoir se nourrit de la division, où la haine devient un langage électoral, cette solution est délibérément écartée. Tant que Kinshasa — avec ses relais locaux — traitera certaines communautés comme des variables d’ajustement ou des ennemis intérieurs, la paix restera un mirage.

Ce n’est pas un conflit ethnique qu’il faut résoudre, mais une crise profonde de l’État. Une crise qui commence là où s’éteint la vérité.


Le 1er juin 2025

Paul Kabudogo Rugaba


Références

  1. Constitution de la RDC, 2006, articles 12, 60 et 61.

  2. Jean Omasombo Tshonda, Conflits identitaires et politiques au Congo, L’Afrique des Grands Lacs, 2020.

  3. Jason Stearns, Congo Research Group, NYU, rapports 2023.

  4. Journal Officiel de la RDC, décret présidentiel sur la décentralisation, 2013.

  5. Loi foncière congolaise, 1973.

  6. Déclarations publiques des députés, collectées sur RTNC, Canal Congo Télévision, etc.

 

 
 
 

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