Le Discours Négationniste : Entre Réinvention Permanente et Défi Collectif
- Paul KABUDOGO RUGABA
- il y a 5 jours
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Dernière mise à jour : il y a 3 jours
La Mutation du Discours Négationniste : Défis et Stratégies de Riposte

Le négationnisme n’est pas une posture figée dans le passé. Il se décline aujourd’hui en plusieurs variantes, visant à brouiller les responsabilités historiques et à inverser les réalités documentées du génocide contre les Tutsi. Que ces récits aient émergé avant, pendant ou après les massacres de 1994, ils se réinventent sans cesse pour s’adapter aux contextes politiques et médiatiques contemporains.
Parmi les figures emblématiques de cette entreprise de confusion, citons Judi Rever, une journaliste canadienne dont les travaux, médiocres et marqués par une approche borderline, ont trouvé une audience bien au-delà des cercles extrémistes. Ses théories fantaisistes, notamment celle affirmant que le Front Patriotique Rwandais (FPR) se serait déguisé pour ne pas sauver les Tutsi, ont franchi les frontières de l’extrême droite pour pénétrer certaines franges de la gauche en France, notamment autour de médias comme Le Média, proche d'un parti politique français.
Plus récemment, une variante dangereuse et insidieuse a émergé : la théorie du double génocide. Cette théorie, nourrie dans le sillage de la tragédie de 1994, a pris une nouvelle ampleur après la fuite des génocidaires vers le Congo-Kinshasa, facilité par l’opération Turquoise, marquée par la complicité active de l’État français. Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, a ordonné le réarmement des bourreaux, contribuant à perpétuer le fléau.
C’est au sein de ce mouvement révisionniste que se sont ralliés, contre toute évidence historique, des figures comme Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, ainsi que Charles Onana, auteur franco-camerounais, qui, par leur discours, légitiment un mythe absurde : celui de la création de l'« empire Hima ». Ce discours est devenu un outil de manipulation, distillé par des extrémistes qui utilisent la haine des Tutsi et la tutsiphobie comme carburant idéologique.
Mais la vérité ne peut être niée : ce n’est pas le FPR qui a commis un génocide, c’est le FPR qui a mis fin à celui des Tutsi, et c’est lui qui a démantelé les camps où s’étaient repliés les responsables du massacre. C’est un acte de justice, pas de génocide.
Dès la fin de 1994, anticipant les poursuites judiciaires internationales, les génocidaires structurèrent leur riposte idéologique. Certains auteurs comme Pierre Péan et autres élaborèrent un véritable "vade-mecum" de survie politique : un corpus d’arguments destinés à relativiser leurs crimes et à présenter le FPR comme coupable d’un "contre-génocide". Ce schéma de désinformation, constamment actualisé, demeure l’une des principales armes de la propagande négationniste.
Aujourd’hui, cette théorie du double génocide est instrumentalisée pour attaquer directement le Rwanda, son président Paul Kagame et le M23. Sous couvert de critiques politiques légitimes, se réactive l’imaginaire génocidaire : les caricatures, les accusations, les procès d’intention qui seraient inacceptables dans le contexte d’autres génocides, comme la Shoah, se banalisent dès qu’il s'agit du génocide contre les Tutsi.
L'opération médiatique Rwanda Classified illustre cette offensive contemporaine. En mobilisant une cinquantaine de journalistes dans 17 pays, elle a reproduit et amplifié les vieux mythes coloniaux et hamitiques, masqués sous l’apparence de critiques étatiques. Ainsi, l’idéologie négationniste a trouvé de nouveaux relais sur les réseaux sociaux, dans les milieux académiques, journalistiques, politiques, et même culturels à travers films, documentaires et séries.
Le discours du double génocide se décline désormais sous une nouvelle forme : l’accusation d'un "génocide contre les Bantous au Congo", une thèse qui prolifère massivement sur Internet en anglais, français, lingala et d'autres langues, franchissant toutes les barrières culturelles et géographiques. Ce discours, enraciné dans les plus anciennes théories racistes coloniales, fait écho aux imaginaires antisémites et continue d’alimenter la haine contre les Tutsis.
Les défis : réseaux sociaux, espace académique, espace politique
La prolifération de ces récits négationnistes pose aujourd'hui un défi majeur, en particulier sur les réseaux sociaux où leur diffusion est massive et continue. Pendant longtemps, la stratégie du silence — "les chiens aboient, la caravane passe" (ntaco bazadutwara)— a prévalu. Cette posture s’est révélée dangereuse : en l'absence de réponse ferme et coordonnée, les négationnistes ont consolidé leurs positions dans l'opinion publique.
La lutte ne peut cependant pas se limiter aux réseaux sociaux. Dans le monde académique, chaque année, des thèses imprégnées de négationnisme voient le jour. Dans le journalisme international, des articles biaisés perpétuent les contre-vérités. Dans l’espace politique, des responsables recyclent ces discours à des fins électorales ou géopolitiques.
Il est donc impératif d'investir tous ces espaces simultanément : réseaux sociaux, universités, médias, sphères politiques et juridiques. La lutte contre le négationnisme est une bataille multidimensionnelle, sans répit.
Le Génocide Silencieux et actif: Les Hema, les Tutsi du Nord-Kivu et les Banyamulenge du Sud-Kivu
Le génocide subi par les Hema en Ituri, les Tutsi du Nord-Kivu et les Banyamulenge du Sud-Kivu n’appartient pas au passé. Il se poursuit aujourd'hui, sous des formes multiples, visibles et invisibles, malgré le silence ou l'indifférence générale.
Dans ce contexte, une nouvelle offensive propagandiste est en cours : certains acteurs, souvent liés aux réseaux des génocidaires, n'hésitent pas à avancer des chiffres fantaisistes, affirmant que 12 millions de bantu Congolais auraient été tués par le M23, mouvement associé a tort et a travers aux Tutsi. Cette fabrication de données sans fondement scientifique vise à criminaliser systématiquement les Tutsi et à installer dans l’opinion publique mondiale une image de "bourreaux" attribuée à ceux qui, en réalité, sont les principales victimes de violences génocidaires continues.
Le simple fait d’identifier tout Tutsi au M23 fait partie intégrante de cette stratégie génocidaire : une méthode d’essentialisation et de diabolisation collective, héritée des procédés employés ailleurs pour préparer ou justifier les exterminations.
Un danger majeur réside dans la prolifération de ces récits mensongers. Même sans preuve, leur répétition massive, leur archivage et leur diffusion sur Internet finiront par leur conférer un statut de "vérité" aux yeux des chercheurs futurs. Faute de réponses rapides, fermes et systématiques, ces récits deviendront les sources principales pour les générations à venir. Il est crucial de comprendre que si nous restons silencieux aujourd’hui, demain, même nos enfants risquent de croire que ces falsifications constituent la véritable histoire. La lutte contre cette réécriture des faits n'est donc pas une option. Elle est un devoir de mémoire, de dignité et de survie collective.
Le combat contre le négationnisme : un combat antiraciste
Enfin, il est essentiel de comprendre que la persistance du négationnisme tient aussi au racisme structurel encore profondément ancré dans les sociétés occidentales. Le fait que la mémoire du génocide contre les Tutsi soit si facilement relativisée, contestée, voire instrumentalisée, révèle que les mémoires africaines ne bénéficient toujours pas du même respect que celles de l’Europe ou de l’Amérique du Nord.
Dès lors, notre lutte pour la vérité est aussi une lutte antiraciste. Nous ne pouvons la mener seuls. Il est crucial de construire des alliances durables avec d’autres communautés : celles des rescapés de la Shoah, du génocide arménien, ainsi qu'avec les acteurs des luttes contre l’islamophobie, la négrophobie, et toutes les formes de discrimination.
Sur le terrain, il y a toujours peu des voix courageuses qui ont tenté d’alerter l’opinion publique sur la violence extrême que subissaient les Tutsi, que ce soit au Rwanda en 1994 ou, plus silencieusement mais non moins dramatiquement, au Congo depuis des décennies. La barbarie qui s’est abattue sur les populations Tutsi n'était pas seulement une suite d'actes de violence isolés ; elle répondait à une logique profonde, organisée, que beaucoup refusaient de voir ou de comprendre.
« Il y avait un besoin de comprendre », racontait Alain Frilet, journaliste à Libération, qui couvrait les débuts du génocide rwandais. Un besoin urgent de dépasser la simple énumération des faits macabres. Comment expliquer l’assassinat brutal d’une baby-sitter par les parents des enfants qu’elle gardait avec amour ? Cette absurdité glaçante exigeait autre chose que des chiffres ou des bulletins de nouvelles ; elle exigeait du contexte, une explication, une capacité de nommer l'innommable.
C’est dans cet esprit que, le 26 avril 1994, Libération publiait l’article de Jean-Pierre Chrétien intitulé « Un nazisme tropical ». Chrétien, historien au CNRS, rompait avec les explications paresseuses sur des "conflits ethniques ancestraux". Il offrait une grille de lecture claire : celle d’un projet politique méthodique d’extermination, comparable dans sa froideur et son absurdité meurtrière au nazisme européen.
De la même manière, aujourd'hui, au Congo, nous sommes confrontés à une violence contre les Tutsi — notamment les Banyamulenge — que trop peu osent analyser avec lucidité. On continue à camoufler cette extermination sous les termes anodins de "conflits communautaires", "querelles interethniques" ou "problèmes fonciers". On refuse de voir qu’il s’agit d’une persécution systématique, d’une volonté d’éradication politique, sociale et culturelle.
À nouveau, il faut « donner du sens », sortir du piège réducteur des conflits tribaux pour exposer les véritables enjeux : l’obsession identitaire, la haine idéologiquement construite, la manipulation politique, et les intérêts économiques qui alimentent ces campagnes de terreur. Ce n’est qu’en exposant ces dynamiques avec rigueur que l'on pourra rendre justice aux victimes et empêcher la perpétuation du cycle de la haine.
Aujourd'hui comme hier, comprendre n'est pas excuser. Comprendre est un acte de résistance contre l'oubli et la banalisation. À la lumière de l’histoire des Tutsi au RDC, il est plus urgent que jamais de reprendre le flambeau de ceux qui, comme Jean-Pierre Chrétien, ont osé mettre des mots justes sur l’horreur. Non pas pour se complaire dans l'horreur, mais pour construire un futur où elle ne sera plus possible.
Que nous soyons à Kigali, en Ituri , au Sud-Kivu ou Nord-Kivu, dans la diaspora partout, à travers le monde, notre engagement doit être global, sincère, et tourné vers le long terme. Il nous appartient de tisser des réseaux de solidarité actifs, aussi bien en ligne que dans la vie réelle, pour porter ensemble la mémoire, la justice et la vérité.
Le 26 avril 2025
Paul Kabudogo Rugaba
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