Neuf Noëls sous les bombes : les Hauts Plateaux face à l’abandon du monde
- Paul KABUDOGO RUGABA
- il y a 7 jours
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Le 24 décembre 2025, alors que le monde s’apprête à célébrer la naissance et l’espérance, les Hauts Plateaux des Banyamulenge en République démocratique du Congo s’enfoncent une fois encore dans la nuit. Là où l’on attendait des chants et des prières, le ciel s’est mis à gronder. Des drones et des avions de chasse ont traversé l’espace comme des présages funestes, déversant le feu sur des villages habités par des civils sans défense. Pour la neuvième année consécutive, la communauté banyamulenge passe la veille de Noël dans la peur, le deuil et la fuite — non par choix, mais par nécessité vitale.
Les Hauts Plateaux n’ont jamais connu de véritable répit. Tandis que les grandes capitales du monde accueillent des négociations solennelles — à Kampala, Nairobi, Addis-Abeba, Luanda, Doha ou Washington — la guerre, elle, n’a jamais suspendu son souffle sur ces terres oubliées. Ailleurs, des trêves sont parfois proclamées, des silences provisoires observés. Ici, rien. Comme si cette région ne figurait sur aucune carte diplomatique. Comme si ses habitants n’existaient pas dans les équations de la paix.
Depuis près d’une décennie, la communauté banyamulenge vit sous le régime d’une violence continue : attaques répétées, villages détruits, déplacements forcés, existence réduite à la survie. Minembwe, Mikenke, Murabya, Gahororo, Bibogogbogo et tant d’autres lieux ne sont plus seulement des noms géographiques ; ils sont devenus les symboles d’un abandon prolongé. Un abandon qui ne résulte pas seulement de la guerre, mais aussi du silence qui l’accompagne.
La présence de la Mission des Nations unies, censée protéger les civils, n’a pas empêché la tragédie de se répéter. Les populations ont vu les drapeaux flotter, mais elles n’ont pas vu la protection venir. Elles ont entendu les promesses, mais n’ont récolté que des rapports copié-collé de la version du régime oppresseur de Kinshasa. Ainsi, la paix est souvent racontée dans les documents officiels, tandis que, sur le terrain, elle se dissout dans les cendres et le sang.
À cette violence armée s’ajoute une autre blessure, plus silencieuse mais tout aussi dévastatrice : celle de la suspicion érigée en système. Être reconnu par son visage, être réduit à une origine supposée, être arrêté sans explication — tel est devenu le quotidien de nombreux civils et militaires tutsi. Des officiers sont convoqués par leur hiérarchie et ne rentrent jamais. Des centaines d’hommes disparaissent derrière les murs des prisons, sans charges formelles, sans procédure transparente, sans horizon judiciaire.
Un téléphone portable, un message reçu, une information partagée suffisent désormais à faire basculer une existence. La peur ne provient plus seulement des bombardements ou des attaques armées, mais de l’arbitraire, devenu banal, presque administratif. Selon des estimations concordantes, plus de huit cents Tutsi — soldats, officiers et civile assimilés confondus — seraient actuellement détenus dans les prisons de Kinshasa, en dehors de toute décision judiciaire claire et loin de leur proches.
Hier encore, un nouveau nom est venu s’ajouter à cette longue liste : celui d’un officier supérieur, le général communément appelé Padiri Jonas. Récemment convoqué par sa hiérarchie, il a été placé en détention dans des conditions décrites comme inhumaines, sans que les faits qui lui seraient reprochés ne soient rendus publics.
Désormais, la simple physionomie tutsie semble suffire à établir une culpabilité présumée. L’amalgame tient lieu de preuve, le soupçon remplace l’enquête, et l’accusation précède toute démonstration. Être perçu comme tutsi, c’est risquer d’être désigné comme membre de l’ AFC-M23, sans qu’il soit jugé nécessaire d’en apporter la moindre preuve. Ainsi s’installe une logique dangereuse, où l’identité devient un délit et où la justice cède la place à la peur.
Pendant ce temps, le monde regarde ailleurs. Ou regarde à travers des récits simplifiés, commodes, parfois fabriqués. Des responsabilités sont déplacées, des accusations répétées, des réalités tues. La souffrance devient abstraite, la mort comptable, et la vérité, négociable. Ainsi se construit une distance morale entre ceux qui subissent et ceux qui décident.
Ce qui se joue dans les Hauts Plateaux dépasse pourtant les frontières du Congo. Il s’agit d’une question universelle : celle de la valeur accordée à certaines vies plutôt qu’à d’autres. Celle de la cohérence entre les principes proclamés et les réalités tolérées. Celle de savoir si la justice internationale est un langage commun ou un privilège sélectif.
Car lorsqu’un peuple traverse neuf Noëls sous les bombes, ce n’est plus seulement une tragédie locale. C’est un miroir tendu au monde. Et ce miroir, aujourd’hui, renvoie une image troublante : celle d’une humanité capable de nommer la paix, tout en laissant la guerre s’installer durablement là où elle dérange le moins.
Le 24 décembre 2025
Paul Kabudogo Rugaba




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