La prolifération des églises pentecôtistes et la banalisation de la Parole de Dieu : approche théologique et sociologique critique
- Paul KABUDOGO RUGABA
- il y a 24 heures
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Résumé

Cet article examine la multiplication rapide des églises pentecôtistes indépendantes en Afrique subsaharienne, en particulier dans le milieu où il y a des agglomérations de Banyamulenge, et les dérives doctrinales et sociales qui en découlent. En mobilisant des perspectives théologiques et sociologiques, l’étude met en évidence la banalisation de la Parole de Dieu, la marchandisation du sacré et l’émergence d’une culture de la dépendance spirituelle.
1. Introduction
La croissance exponentielle du pentecôtisme africain, amorcée depuis les années 1980, constitue l’un des phénomènes religieux les plus marquants de l’époque contemporaine. Selon Philip Jenkins (2002), “le centre de gravité du christianisme mondial s’est déplacé vers le Sud”, notamment vers l’Afrique et l’Amérique latine, où les mouvements charismatiques se sont imposés comme les nouvelles formes dominantes de religiosité. En République démocratique du Congo, et pour le cas d’espèce, chez les Banyamulenge, cette expansion s’est traduite par la création de milliers de petites églises dites “de réveil ou des ministères ”, souvent fondées par des pasteurs autoproclamés, sans encadrement institutionnel ni formation théologique solide.
Cette prolifération, loin d’être uniquement l’expression d’un réveil spirituel, soulève d’importantes questions sur la qualité doctrinale, l’éthique pastorale et la fonction sociale de ces nouvelles communautés. En effet, comme le souligne Paul Gifford (2004), le pentecôtisme africain tend à se focaliser sur le “prospérisme” et la recherche de miracles, au détriment de la profondeur théologique et de l’engagement moral.
2. La déstructuration du message évangélique
La vocation pastorale chrétienne repose, dans la tradition biblique, sur la connaissance, la discipline spirituelle et la responsabilité morale. Or, dans de nombreuses églises indépendantes, la fonction pastorale est désormais accessible par simple autoproclamation. Ces leaders improvisés, dépourvus de formation exégétique, interprètent la Bible de manière littérale, voire arbitraire, transformant le message évangélique en un discours émotionnel et utilitariste.
Selon Karl Barth (1933), la Parole de Dieu doit être comprise comme “une révélation transcendante qui élève l’homme au-dessus de ses besoins matériels”. Or, dans ces assemblées, elle est instrumentalisée pour répondre à des attentes immédiates : guérison, richesse, succès. Ce glissement herméneutique contribue à une profonde dénaturation du sens spirituel de l’Évangile, désormais réduit à une promesse de bien-être terrestre.
3. Le culte comme spectacle et la marchandisation du sacré
Sur le plan sociologique, ces églises fonctionnent comme des micro-entreprises religieuses. Max Weber, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), montrait déjà le lien entre religion et rationalisation économique. Ici, cependant, on assiste à une inversion : la religion devient non pas moteur de rationalité, mais instrument d’exploitation.
Les cultes pentecôtistes indépendants s’apparentent souvent à des spectacles collectifs : chants exaltés, cris, transes, “prophéties” improvisées, mises en scène de guérisons miraculeuses. Ces pratiques, loin de relever d’une liturgie organisée, traduisent une recherche d’émotions fortes et d’efficacité symbolique immédiate. Birgit Meyer (2015) parle à ce propos de “sensational forms”, où la religion devient un espace de mise en scène sensorielle et affective.
Dans ce contexte, la dîme et les offrandes, présentées comme conditions de bénédiction divine, deviennent les principales sources de revenus des “pasteurs-propriétaires”. La frontière entre foi et commerce s’estompe dangereusement, donnant naissance à une économie religieuse parallèle, où la misère spirituelle et économique des fidèles est exploitée à des fins lucratives.
4. La culture de la dépendance et la crise du sens du travail
Sur le plan socioculturel, ces pratiques favorisent une culture de la dépendance et de la paresse spirituelle. En promettant des miracles pour résoudre toute difficulté, elles détournent les croyants de la responsabilité individuelle et de l’effort. Jean-François Bayart (1993) parle de “l’invention de la dépendance” comme stratégie de survie dans les sociétés africaines postcoloniales — une dynamique que ces églises reproduisent dans le champ religieux.
Le message de la réussite par la foi, sans effort intellectuel ni travail, conduit à une régression des valeurs éthiques et sociales. La prière remplace l’action, la croyance remplace la compétence. Ce phénomène contredit le fondement biblique de la théologie du travail : “Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus” (2 Thessaloniciens 3:10).
Ainsi, la spiritualité devient un refuge contre la réalité, une fuite hors de la responsabilité. Ce détournement de la foi contribue à affaiblir la culture du mérite et à perpétuer la pauvreté structurelle.
5. Vers une régulation et une rééducation spirituelle
Face à cette dérive, une régulation théologique et institutionnelle s’impose. Les grandes confessions chrétiennes — catholique, protestante et évangélique historique — doivent renforcer leur rôle de veille doctrinale et promouvoir une formation pastorale sérieuse fondée sur l’exégèse, l’éthique et la responsabilité sociale.
De même, les États africains, dans le respect du principe de laïcité, peuvent contribuer à encadrer la création des institutions religieuses pour éviter les abus. Comme le souligne Lamin Sanneh (2009), le christianisme africain ne doit pas être perçu comme une simple adaptation culturelle, mais comme un espace de transformation éthique et sociale.
La prolifération des petites églises pentecôtistes indépendantes illustre la tension entre la quête spirituelle et la dérive mercantile dans les sociétés africaines contemporaines. Si la religion reste un puissant vecteur d’espérance, elle devient dangereuse lorsqu’elle se dissocie de la raison et de la responsabilité morale.
Restaurer la dignité de la Parole de Dieu suppose de replacer la foi dans son cadre théologique authentique : une foi éclairée par la connaissance, guidée par la vérité et orientée vers le service de l’homme. C’est à cette condition que le christianisme africain pourra échapper à la tentation du spectacle et redevenir une force de transformation sociale et spirituelle.
6. Religion et résilience dans les communautés déplacées : le cas des Banyamulenge
L’étude du pentecôtisme contemporain en Afrique ne saurait être complète sans prendre en compte les contextes de guerre et de déplacement forcé. Comme l’a montré Gerrie ter Haar (1998), les crises prolongées favorisent la religiosité émotionnelle et l’émergence de nouveaux mouvements spirituels, où la foi devient un mécanisme de survie. Ce constat s’applique avec une acuité particulière au cas des Banyamulenge, population tutsie du Sud-Kivu, dont l’histoire récente est marquée par la persécution, la dépossession et la dispersion.
Depuis les années 1990, les Banyamulenge ont été pris dans un cycle de violences politiques et communautaires qui a profondément transformé leur rapport au monde et à la foi. Le déplacement massif des populations, la destruction de leurs villages, l’appauvrissement extrême et l’exil forcé ont engendré un vide social et culturel. Dans cet environnement d’incertitude permanente, la religion s’impose comme l’un des rares repères stables, une source de sens et d’espoir face à la désintégration du tissu communautaire.
Cependant, cette quête spirituelle est souvent détournée par des acteurs religieux opportunistes. De nombreux pasteurs autoproclamés exploitent la détresse des fidèles en leur promettant guérison, délivrance et prospérité divine. Ces pratiques, analysées par Ruth Marshall (2009) comme la “politique de la conversion”, ne relèvent plus seulement du domaine religieux : elles s’inscrivent dans un rapport de pouvoir où le capital spirituel devient une ressource économique et symbolique.
Chez les Banyamulenge déplacés ou exilés, cette dynamique est particulièrement visible. Dans les camps de réfugiés ou les diasporas urbaines, les églises pentecôtistes jouent un rôle ambivalent : elles offrent à la fois un espace de solidarité et de réconfort, mais aussi un terrain propice à la manipulation. Les fidèles, souvent sans ressources, s’attachent à des figures charismatiques qui deviennent à la fois guides spirituels, soutiens moraux et, parfois, exploitants économiques.
Cette situation illustre le paradoxe de la religion en contexte de vulnérabilité : elle peut être à la fois une force de résilience et un instrument d’aliénation. Paul Tillich (1957) rappelait que la foi authentique est “le courage d’être”, une affirmation de la vie face à la menace du néant. Or, chez de nombreux Banyamulenge traumatisés par la guerre, la foi a parfois été réduite à un outil de survie quotidienne, dépouillée de sa profondeur spirituelle et transformée en stratégie d’adaptation.
Ainsi, l’émergence de ces “micro-églises” parmi les Banyamulenge traduit moins un renouveau religieux qu’une réponse désespérée à l’insécurité et à l’exil. Dans un monde où les repères communautaires traditionnels se sont effondrés, le religieux devient un substitut d’ordre et de cohésion, mais au prix d’une perte de rigueur théologique et éthique.
7. Pour une théologie de la résilience et de la reconstruction
Face à cette situation, il devient nécessaire d’esquisser les contours d’une théologie de la résilience, adaptée aux contextes post-conflit et aux populations déplacées. Une telle approche, inspirée par les travaux de Emmanuel Katongole (2011) sur la reconstruction africaine, appelle à repenser la foi non comme une fuite hors du monde, mais comme un engagement pour la guérison et la réhabilitation du lien social.
Chez les Banyamulenge, cette théologie de la reconstruction pourrait passer par :
· la rééducation théologique des leaders religieux ;
· la réhabilitation du travail comme valeur spirituelle ;
· et la promotion d’une foi communautaire orientée vers la paix, la solidarité et la dignité humaine.
La foi, dans ce cadre, ne serait plus un refuge contre la misère, mais une force de transformation sociale. Elle permettrait de redonner sens à la souffrance collective, non par l’attente de miracles, mais par l’espérance active — celle qui pousse à reconstruire la vie malgré la ruine.
Le 04 Novembre 2025
Paul Kabudogo Rugaba
Références bibliographiques
Barth, K. (1933). La Parole de Dieu et la théologie. Genève : Labor et Fides.
Bayart, J.-F. (1993). L’État en Afrique : La politique du ventre. Paris : Fayard.
Dozon, J.-P. (1995). La cause des prophètes : Politique et religion en Afrique contemporaine. Paris : Seuil.
Gifford, P. (2004). Ghana’s New Christianity: Pentecostalism in a Globalising African Economy. Bloomington: Indiana University Press.
Haar, G. ter (1998). Halfway to Paradise: African Christians in Europe. Cardiff: Cardiff Academic Press.
Jenkins, P. (2002). The Next Christendom: The Coming of Global Christianity. Oxford: Oxford University Press.
Katongole, E. (2011). The Sacrifice of Africa: A Political Theology for Africa. Grand Rapids: Eerdmans.
Marshall, R. (2009). Political Spiritualities: The Pentecostal Revolution in Nigeria. Chicago: University of Chicago Press.
Meyer, B. (2015). Sensational Movies: Video, Vision, and Christianity in Ghana. Berkeley: University of California Press.
Sanneh, L. (2009). Translating the Message: The Missionary Impact on Culture. Maryknoll, NY: Orbis Books.
Tillich, P. (1957). Dynamics of Faith. New York: Harper & Row.
Weber, M. (1905). L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris : Plon.




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